Le JDD. Écrire un livre implique souvent de se dévoiler. Votre ouvrage est composé de trois parties: une axée sur les coulisses, une plus personnelle, et une autre dédiée à votre vision. Y a-t-il une partie que vous avez hésité à partager avec vos lecteurs?
Jordan Bardella. La partie la plus difficile à écrire était celle qui me concerne. Dans une époque où tout pousse à parler de soi, à exposer ses sentiments et sa vie quotidienne, cela représente pour moi une violence extrême. C’est d’autant plus vrai que je suis en première ligne de la vie politique depuis sixans, depuis que Marine m’a lancé dans le grand bain des élections européennes au début de l’année2019. Le focus médiatique constant sur mes responsabilités rend d’autant plus essentiel de préserver une forme d’intimité. J’y tiens, c’est un des derniers espaces de liberté que je m’autorise. Mais j’ai voulu livrer un peu de moi-même, car en racontant aux Français d’où je viens, ils pourront mieux comprendre où je vais.
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Dans l’écriture, avez-vous pris conscience de facettes de votre parcours qui vous étaient jusque-là inconnues?
Cela m’a surtout donné l’occasion d’explorer le passé de ma famille, de plonger plus en détail dans l’histoire du quartier où ma mère et mes grands-parents ont grandi, dans la banlieue de Turin, au nord de l’Italie. Je suis un produit de l’immigration européenne, de l’immigration italienne. Mais je suis aussi le fruit d’une génération qui a tout donné pour devenir des Français de cœur et d’esprit, non pas des Français «à part», mais «à part entière». Cela les distingue de beaucoup de ceux qui arrivent aujourd’hui, qui semblent parfois se dispenser de cet effort.
Ce livre a donc été l’occasion de creuser dans mes racines, notamment grâce à de longues heures de discussion avec mes parents sur leur enfance, leur vision de la société et leur perception, vue de l’extérieur, de mon engagement politique.
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« J’ai beaucoup appris sur l’environnement dans lequel ma mère a grandi»
Que vous ont-ils appris?
J’ai beaucoup appris sur l’environnement dans lequel ma mère a grandi. Ces heures de discussion ont été une vraie révélation sur certains aspects de son enfance, mais aussi sur la manière dont elle perçoit mes choix de vie. C’était la première fois que je faisais un tel exercice d’introspection.
Je suis quelqu’un de très solitaire. La politique, contrairement à ce qu’on imagine, renforce cette solitude. Même si je peux sembler bien entouré, être en première ligne dans la vie politique crée un isolement certain. Ce processus d’écriture m’a fait réaliser combien, même au sein de ma propre famille, on sait finalement peu de choses sur ce que j’ai réellement traversé ces dernières années.
L’écriture, c’est un exercice de mise à distance. Elle permet de poser des mots sur des émotions et des expériences, tout en les revisitant avec un regard plus lucide et apaisé.
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La solitude vous pèse?
Oui, mais c’est aussi un besoin. Cela pèse parce que la politique est un sport de haut niveau où la moindre maladresse peut être fatale, et face à cela, on est souvent seul. Bien sûr, on est entouré de conseillers, d’élus ou de militants, mais cette solitude reste, malgré tout, omniprésente. En même temps, elle m’est indispensable. J’ai besoin de moments de recul pour réfléchir, travailler, lire et couper avec le tourbillon violent de l’actualité. Ces instants de solitude sont vitaux pour garder l’équilibre en première ligne.
On reproche souvent à Emmanuel Macron son isolement et l’absence de «capteurs». Qu’est-ce qui vous permet de mieux comprendre le pays?
Mes racines. J’ai grandi dans un milieu modeste, en Seine-Saint-Denis, et je n’ai jamais coupé ce lien. Quand on n’a jamais pris le RERB entre Sevran et Châtelet, on ne peut pas comprendre ce que vivent des millions de Français: l’insécurité, le sentiment de dépossession culturelle et sociale. Dans le livre, je raconte comment, lors de nos échanges –notamment à Saint-Denis–, Emmanuel Macron m’a semblé déconnecté. Il ne perçoit pas pleinement les émotions et les aspirations des Français qu’il dirige. Pour moi, c’est l’une des grandes failles de son mandat.
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À la sortie de votre livre, quelles ont été les réactions les plus surprenantes ou marquantes, que ce soit de vos proches ou d’inconnus?
J’ai voulu montrer simplement à quel point mon parcours, bien que singulier –car à 29ans, on n’est pas censé être président du Rassemblement national ou candidat à Matignon–, reste profondément ordinaire. Je suis l’un des leurs: j’ai grandi en cité HLM en Seine-Saint-Denis, été à l’école, à la fac, puis me suis engagé en politique. Comme des millions de Français, j’ai connu des difficultés, et le parcours d’assimilation de ma famille résonne avec celui de beaucoup.
Sur le plan politique, j’ai pris conscience, au fil des campagnes et des déplacements, que le vote Rassemblement national est un vote de sentiments. Les électeurs ne viennent pas vers nous par indifférence. C’est un vote de fierté française, de colère, mais aussi, de plus en plus, un vote d’espoir. Ils nous disent, parfois avec humilité, qu’ils attendent de nous que nous sauvions la France.
On critique parfois votre âge, le fait que vous n’ayez pas d’enfants ou que vous n’ayez jamais travaillé en dehors de la politique. Que répondez-vous?
Je ne donne pas des cours de cuisine ni de danse. Quand on préside un mouvement politique avec des dizaines de salariés, qui représente 11millions de Français, rédige des lois et se prépare à diriger des collectivités ou l’État, c’est un travail à part entière, bien plus qu’un passe-temps. La politique, au niveau où je la pratique, est un engagement total, chronophage et exigeant.
Je ne crois pas qu’être exclusivement engagé en politique soit déshonorant. Gabriel Attal et Michel Barnier n’ont fait que cela, et ils n’en sont pas moins compétents. Ce qui compte, c’est de comprendre les aspirations des Français et de s’en faire l’écho, ce que je m’efforce de faire chaque jour. Quant à mon âge, j’ai 29ans, j’en aurai encore 29demain. Pour ceux que cela inquiète, rassurez-vous: c’est un défaut qui passe vite.
« Ce que je propose, c’est de rompre avec trenteans d’immobilisme»
Vous avez écrit ce livre après avoir été aux portes de Matignon. Avec une Assemblée fragmentée, qu’auriez-vous fait différemment de Michel Barnier avec une majorité relative?
Sans légitimité démocratique ni majorité parlementaire, on est forcément contraint et bloqué. La situation du pays est déjà difficile, notamment sur le plan économique, et les marges budgétaires à l’avenir seront extrêmement limitées. Ce que je propose, c’est de rompre avec trenteans d’immobilisme. Ma vision repose sur les «trois R»: une Rupture Raisonnable et Rassurante. La France est à un tournant sur les questions économiques, migratoires, sécuritaires et industrielles. Les choix faits aujourd’hui détermineront si la France reste une puissance capable de relever les défis du XXIesiècle ou si elle s’enfonce davantage dans le déclin.
Qu’auriez-vous fait pour répondre au désespoir des agriculteurs?
L’agriculture est un enjeu vital. Début 2024, les agriculteurs ont manifesté parce qu’ils n’arrivent plus à vivre de leur travail. Les choix que nous faisons aujourd’hui, notamment sur le Mercosur, décideront si la France peut conserver sa puissance agricole au XXIesiècle. Je propose de faire en France ce qui fonctionne ailleurs: défendre en priorité l’intérêt de notre pays et de notre peuple. Dans les grandes démocraties, des leaders comme Trump ou Giorgia Meloni ont démontré l’importance de placer leur nation en premier. Si nous ne reprenons pas le contrôle de notre destin et ne défendons pas nos intérêts, la France continuera de décliner.
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Très concrètement, qu’est-ce que votre nomination aurait changé sur la crise agricole?
On nous a vanté les talents de négociateur de Michel Barnier, mais je ne les ai pas vus à l’œuvre. Si la Commission européenne impose le Mercosur, malgré l’opposition française, la France doit réagir fermement: menacer de suspendre sa contribution au budget européen ou recourir, comme deGaulle, à la politique de la chaise vide pour défendre les agriculteurs. Des marges de manœuvre existent; la question est de savoir si on les utilise pour défendre nos intérêts.
Je propose trois mesures concrètes. D’abord, sortir l’agriculture des accords de libre-échange et promouvoir une exception agricole française, avec des négociations au cas par cas. Ensuite, interdire l’importation de produits fabriqués dans des conditions qui ne respectent pas nos normes sociales, sanitaires et environnementales. Enfin, instaurer un droit de veto étatique pour régler les différends entre grande distribution et producteurs sur la fixation des prix. Ce n’est pas simple, mais persister dans les orientations actuelles mène la France dans le mur.
« La politique est un engagement total, chronophage, et exigeant »
Si vous n’aviez pas choisi la politique, qu’auriez-vous fait?
Je ne me suis jamais posé la question, car je fais ce qui me passionne. J’ai trouvé dans l’engagement politique ce qui me fait vibrer et donne un sens à ma vie chaque matin. La politique, c’est un virus contre lequel il n’y a pas de vaccin.
A quel âge avez-vous attrapé ce virus? Y a-t-il eu un événement particulier?
Je pense que ça a commencé à 16ans. Je raconte dans le livre comment le débat du 24février2012 entre Marine LePen et Jean-Luc Mélenchon, dans l’émission «Des paroles et des actes» animée par David Pujadas, a été un tournant. Ce débat m’a aidé à prendre une décision qui a changé ma vie: m’engager pour Marine LePen. J’avais le sentiment qu’elle comprenait ce que je ressentais, ce que ressentaient des millions de Français, et qu’elle avait le courage et la détermination nécessaires pour empêcher que ce que je vivais en Seine-Saint-Denis ne se répande ailleurs. Ce fut à la fois une prise de conscience face à une réalité et l’inspiration d’une femme déterminée qui m’ont poussé à m’engager.
Vous parlez beaucoup de votre famille dans ce livre. Quelle est la valeur essentielle qu’elle vous a transmise et qui guide vos choix?
Le respect est la valeur la plus fondamentale que mes parents m’ont transmise. J’ai eu la chance de recevoir une éducation à la fois rigoureuse et bienveillante, empreinte d’amour. Je leur en suis profondément reconnaissant, car ces principes de vie, cette éthique, me guident encore aujourd’hui.
Même sur le terrain politique, je peux combattre des idées ou des gens avec qui je suis en désaccord, mais jamais sans respect. Cela se reflète dans ma manière d’être, de m’exprimer, de me comporter, jusqu’à ma manière de m’habiller. Je fais attention, car je sais que je représente pour les Français. Alors, suis-je un garçon respectueux et raisonnable? Peut-être, mais je ne sais pas vraiment.
Y a-t-il un artiste, un écrivain ou un film qui a influencé votre vision de la France?
Sur les chemins noirs de Sylvain Tesson, adapté au cinéma avec Jean Dujardin, m’a beaucoup marqué. Je m’y reconnais, car la politique m’a offert une richesse inespérée: découvrir la France dans toute sa diversité. Ayant grandi en banlieue, dans une cité, je n’avais jamais connu les plaines du Cantal, les villages reculés de la Creuse ou les champs d’agriculteurs. Je me suis rendu compte que la «France des oubliés», à laquelle j’appartenais dans mon enfance en banlieue, existe aussi dans les territoires ruraux. Là-bas, comme dans nos cités, l’État semble souvent absent, laissant un sentiment d’abandon. Quand je discute aujourd’hui avec un agriculteur ou un éleveur, on se comprend. Nos milieux sont très différents, mais ce sentiment d’avoir été oubliés par les grands décideurs nous unit.
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Ecoutez-vous de la musique?
Oui.
Quelle chanson dans votre playlist pourrait surprendre?
La reprise de Nightcall de Kavinsky par Angèle, lors de la cérémonie de clôture des Jeux olympiques au Stade de France, à Saint-Denis, chez moi.
Si vous pouviez organiser un dîner avec une personnalité, vivante ou disparue, qui choisiriez-vous et pourquoi?
Je serais curieux de connaître l’avis du général deGaulle sur l’état actuel de la France. En tant que premier président de la VeRépublique et dernier à défendre pleinement l’indépendance nationale, quel regard porterait-il sur la situation du pays aujourd’hui?
Vos détracteurs disent que vous êtes trop discipliné, presque robotique. Y a-t-il un plaisir coupable qui trahit cette rigueur?
Joker.
Quelle qualité humaine admirez-vous le plus?
La loyauté.
Et laquelle vous insupporte le plus?
La duplicité.
Qu’est-ce qu’il y a de gauche en vous?
La justice sociale.
Et de droite?
L’autorité.
Est-ce qu’il vous arrive de rêver d’une vie différente, loin de tout cela?
Non. Même dans mes rêves, mon subconscient ne s’y aventure pas, il sait que c’est impossible. Cela dit, les moments où je prends le large, surtout en été, me permettent de retrouver une certaine sérénité. Quand je suis en Italie, le pays de mes origines, je me sens loin du tumulte et d’une certaine violence, et ces moments de paix intérieure, bien que rares, me sont précieux.
Quel est le rêve personnel que vous n’avez pas encore réalisé?
Avoir des enfants et devenir père à mon tour.
Qu’est-ce qu’une vie réussie?
Une vie où tu construis une famille et où tu trouves un sens à ce que tu fais. Moi, j’ai trouvé ce sens en me levant le matin, mais il me reste à accomplir la deuxième partie.
Comment aimeriez-vous qu’on se souvienne de vous dans cinquanteans?
Comme quelqu’un d’honnête. Je veux que, même si tout n’est pas réussi, les gens puissent se dire: «Au moins, il a essayé, et il l’a fait de bonne foi.» C’est le plus important pour moi.
En dehors de la politique, y a-t-il une cause qui vous tient à cœur?
La politique synthétise toutes les causes. C’est sa force: elle les concilie et les rassemble.
Si vous pouviez vivre dans une autre époque, laquelle choisiriez-vous?
J’aurais aimé être là à la naissance de la démocratie à Athènes, juste pour voir d’où tout est parti.
Vous venez d’écrire un livre. Quel sera le sujet du prochain?
Ce que j’ai trouvé.